L'étonnante résilience du pouvoir d'achat des Français
Comment expliquer la hausse du pouvoir d'achat depuis la crise, alors que l'économie française s'appauvrit ?
Depuis la fin de la crise sanitaire, le pouvoir d’achat a repris sa place en tête des préoccupations des Français, loin devant l’insécurité ou la guerre en Ukraine.
Si l’on en croit les sondages, l’action du Gouvernement est jugée sévèrement en la matière et près de trois Français sur quatre estiment que leur pouvoir d’achat s’est dégradé.
Sur le plan de l’analyse économique, c’est pourtant la résilience du pouvoir d’achat des Français qui interpelle.
La France est le seul grand pays européen où le pouvoir d’achat a augmenté depuis la crise sanitaire
Un premier motif d’étonnement tient à la situation atypique de la France à l’échelle européenne.
La Commission européenne a publié il y a quelques jours ses dernières prévisions en la matière. Elles permettent d’établir des comparaisons assez fiables sur 2019-2022, tenant compte des derniers développements de la crise énergétique. Ce sont ces estimations qui seront utilisées dans la suite du billet.
Malgré une légère baisse en 2022 (- 0,3 %), le pouvoir d’achat par habitant des Français resterait 1,5 % supérieur à son niveau de 2019 (soit + 330 euros environ), ce qui tranche avec l’évolution attendue dans les autres grands pays européens.
Paradoxalement, le pouvoir d’achat augmente alors que le revenu intérieur de l’économie française diminue
Plus étonnant encore, la hausse du pouvoir d’achat des ménages français interviendrait alors que la Commission européenne anticipe un appauvrissement de l’économie française, avec une baisse du revenu intérieur réel par habitant sur la période.
Pour rappel, le pouvoir d’achat correspond aux revenus des ménages corrigés de l’inflation des prix à la consommation. Il ne doit pas être confondu avec le revenu intérieur réel de l’ensemble de l’économie, qui comprend également les entreprises et les administrations. Contrairement au PIB, ce dernier tient compte de l’évolution des prix des importations et des exportations.
L’augmentation du pouvoir d’achat des ménages anticipée en France apparaît donc doublement paradoxale : non seulement elle tranche avec la situation des autres pays européens mais elle s’inscrit dans un contexte de baisse du revenu intérieur de l’économie française.
Le pouvoir d’achat ne tombe pas du ciel
Pour comprendre ce paradoxe, il est utile de décomposer l’évolution du pouvoir d’achat par habitant.
Celui-ci dépend principalement de l’évolution du PIB par habitant, qui correspond à la somme de l’évolution de la productivité du travail et de la part de la population en emploi.
Mais trois autres facteurs jouent également et peuvent conduire à une divergence entre le PIB et le pouvoir d’achat des ménages :
la répartition interne du revenu entre les ménages, les administrations publiques et les entreprises : même si le gâteau n’augmente pas, les ménages peuvent réussir à s’en accaparer une plus grande part, au détriment des deux autres acteurs ;
les prix relatifs : l’évolution du pouvoir d’achat est corrigée de l’inflation des prix à la consommation, qui diffère de l’inflation des prix du PIB - par exemple lorsque les prix du pétrole augmentent, car la France n’en produit pas ;
les échanges de revenus avec l’étranger, qui transitent par la balance courante : une partie du revenu des ménages est issue de transferts venant de l’étranger, tandis qu’une partie du revenu généré par la production domestique part à l’étranger (par exemple sous forme de dividendes) - à PIB inchangé, une augmentation des revenus perçus de l’étranger peut ainsi soutenir le pouvoir d’achat des ménages français.
Du pouvoir d’achat sous perfusion publique
Au regard de cette grille d’analyse, comment se décompose la hausse du pouvoir d’achat par habitant anticipée par la Commission européenne ?
La contribution du PIB par habitant serait nulle, la hausse de l’emploi (+ 1,7 pt) étant compensée par la baisse de la productivité (- 1,7 pt).
Les prix relatifs pèseraient sur le pouvoir d’achat par habitant (- 1,1 pt), en raison de la forte hausse des prix de l’énergie importée.
En définitive, la hausse du pouvoir d’achat par habitant serait donc entièrement portée par la hausse des revenus perçus de l’étranger (+ 1,1 pt) et surtout l’évolution favorable de la répartition interne entre ménages, entreprises et administrations (+ 1,4 pt). Les ménages devraient ainsi percevoir 63,6 % du revenu national en 2022, contre 62,7 % en 2019. Cela traduit la baisse des prélèvements et l’augmentation des transferts des administrations publiques.
Autrement dit, il s’agit d’un pouvoir d’achat financé à crédit par les administrations publiques, qui jouent pleinement leur rôle d’amortisseur depuis le début de la crise.
Comment la situation française se compare-t-elle à celle de nos voisins ?
Une meilleure tenue de l’emploi et de l’inflation importée
Si la déformation du partage du revenu national au bénéfice des ménages est plus forte en France que dans les autres pays européens (à l’exception de l’Allemagne), ce n’est pas le seul facteur expliquant la résilience du pouvoir d’achat des Français.
Deux autres facteurs contribuent à cette divergence :
l’évolution moins défavorable des prix, qui pèse beaucoup plus fortement sur le pouvoir d’achat en Espagne et en Italie ;
la hausse de l’emploi depuis le début de la crise, qui n’est observée qu’en Italie (et de façon moins prononcée).
Reste à savoir si ces différents facteurs pourront jouer durablement.
Et maintenant ?
Si l’incertitude est grande, il est probable que les prix relatifs et la répartition interne du revenu national pèseront à l’avenir sur le pouvoir d’achat des ménages français, réduisant l’écart avec nos voisins européens.
S’agissant des prix relatifs, le coût du bouclier tarifaire sur les prix du gaz et de l’électricité devrait logiquement conduire le Gouvernement à organiser sa disparition progressive, ce qui se traduirait par un rebond de l’inflation pour les ménages, sauf si les prix de l’énergie se normalisent d’ici là.
En outre, la réduction progressive du déficit public devrait conduire à une évolution de répartition interne du revenu national défavorable aux ménages au cours des prochaines années, qui pèserait sur le pouvoir d’achat.
Bref, la sur-performance française pourrait être de courte durée.
Dans ce contexte, il apparaît plus que jamais nécessaire de mettre en œuvre sans tarder les réformes permettant d’élever le PIB par habitant, afin de préserver le pouvoir d’achat.
De ce point de vue, si le débat se concentre depuis le début du quinquennat sur les réformes visant à stimuler l’emploi (assurance chômage, retraite), il serait dommage d’oublier la question du ralentissement de la productivité française, qui décroche par rapport à l’Allemagne et aux Etats-Unis depuis 20 ans.
Merci beaucoup pour cette excellente analyse. Je n'avais pas imaginé la liste de ces différents facteurs, et encore moins leur impact actuel.
Cela m'interroge quand même sur un point : cet effet positif l'est-il pour tout le monde ? Par exemple, le bouclier tarifaire, qui aide tout le monde et notamment les moins aisés, semble quand même être encore plus bénéfiques aux plus aisés.
Sait-on si cette résilience du pouvoir d'achat est bien vraie pour les plus pauvres ? Les actions comme le bouclier tarifaire sont-elles "justes", ou n'y aurait-il pas d'autres solutions pour protéger plus efficacement le pouvoir d'achat de ceux qui en ont déjà le moins ?