Mettre à contribution les retraités : le débat interdit ?
Pourquoi il est légitime de demander à nos aînés de participer au retour à l'équilibre des régimes de retraite
Le Gouvernement a décidé de s’attaquer au déficit structurel des retraites, dont il estime qu’il dépassera 12 milliards d’euros à horizon 2027.
Si la présentation du projet de réforme vient d’être reportée au 10 janvier, la ligne directrice est déjà connue : l’ajustement se fera par un report de l’âge de départ à la retraites. Pas question de jouer sur d’autres leviers, la Première ministre ayant d’ores et déjà exclu de “baisser le montant des retraites et d’alourdir le coût du travail par des cotisations supplémentaires”.
Si la gauche rétorque à juste titre que d’autres solutions que l’âge de départ pourraient permettre d’équilibrer le système, c’est généralement pour lui préférer une augmentation des prélèvements obligatoires.
D’un bout à l’autre de l’échiquier politique, la question de la mise à contribution des pensionnés actuels demeure en revanche un véritable tabou.
Une illustration presque comique de cet interdit est venue de la note publiée la semaine dernière par le Haut-Commissariat au Plan, dirigé par François Bayrou. Alors que son titre annonçait vouloir établir “une base objective pour le débat civique”, la question des pensions est évacuée en deux paragraphes, sans aucune véritable analyse.
Sans doute la sociologie électorale de la majorité présidentielle et la forte propension à voter de nos aînés ne sont-elles pas totalement étrangères à ce mutisme.
Il existe pourtant d’excellents arguments pour partager le fardeau de l’effort de redressement des comptes avec les retraités actuels.
Les retraités ont les moyens de participer à l’effort
Pour justifier son opposition à toute mise à contribution des retraités, le seul véritable argument avancé par le Haut-Commissariat tient au fait que “plusieurs réformes (…) ont déjà été conduites pour contribuer à équilibrer les comptes”. Si cela est indéniable, force est de constater que les retraités ont toujours les moyens de participer à l’effort collectif.
Ainsi, les retraités ont un niveau de vie supérieur à celui de l’ensemble de la population, ce qui n’était pas du tout le cas avant les années 2000.
Il s’agit d’ailleurs d’une exception à l’échelle internationale. Parmi les grands pays développés, seuls les retraités italiens se trouvent dans une situation comparable.
Cette statistique est souvent critiquée car les inactifs et les demandeurs d’emploi pèsent sur le niveau de vie moyen de la population, ce qui biaiserait la comparaison.
On peut toutefois observer que les retraités français réussissent également l’exploit d’avoir un niveau de vie supérieur à celui des actifs, une fois que l’on tient compte du fait qu’ils sont plus souvent propriétaires de leur logement, ce qui leur permet d’économiser le versement de loyers.
Mieux encore : comme leurs dépenses de consommation sont inférieures à celles des actifs et qu’ils ont moins de crédits à rembourser, leur capacité d’épargne est très supérieure à celle des actifs.
Cela contribue à ce que le patrimoine des retraités continue de croître après le passage à la retraite, alors que la théorie du cycle de vie enseigne au contraire que les retraités devraient être contraints de désépargner pour maintenir leur niveau de vie. Un paradoxe d’autant plus significatif que les retraités détiennent un patrimoine net supérieur en moyenne de 35 % à celui des actifs.
Que l’on regarde le sujet sous l’angle des revenus ou du patrimoine, il existe donc indéniablement une capacité contributive importante chez nos aînés, contrairement à ce qu’affirme le Haut-Commissariat.
Exonérer les retraités de tout effort serait d’autant plus injuste que les actifs subissent le choc inflationniste et que leurs pensions décrocheront une fois à la retraite
Face à ce constat, il serait particulièrement injuste d’exonérer les retraités actuels de tout effort pour faire porter ce dernier sur les actifs. Le risque est pourtant réel, compte tenu du fonctionnement actuel de notre système de retraite.
Avant toute nouvelle réforme, le taux de rendement interne, qui compare de manière synthétique les prestations reçues tout au long de la retraite à l'ensemble des contributions versées durant la vie active, est déjà en baisse continue jusqu’à la génération 1975. A cotisation égale, le système de retraite est donc déjà plus généreux avec les anciennes générations de retraités.
Plus fondamentalement, les retraites des Français ne sont plus indexées sur la croissance des salaires mais sur l’inflation, tant pour le calcul des droits que pour la revalorisation des pensions. Comme les salaires évoluent plus vite que les prix sur longue période, ce mécanisme devrait conduire progressivement à un décrochage important du niveau de vie des retraités (- 20 points environ), qui représenterait à terme autour de 80 % de celui de l’ensemble de la population.
Dit autrement : nous finançons à crédit aux retraités actuels un niveau de vie anormalement élevé, tout en organisant sans le dire le décrochage à venir du niveau de vie des cotisants d’aujourd’hui.
Plus inquiétant encore, cette injustice envers les actifs menace d’être aggravée par le choc inflationniste que nous traversons.
En effet, l’envolée des prix de l’énergie importée depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine se traduit par une perte de revenu pour l’économie française, estimée à environ 60 milliards d’euros et qu’il faut répartir entre les ménages, les entreprises et les administrations publiques.
Alors qu’ils représentent près d’un quart de la population, les retraités sont pourtant largement exonérés du partage de ce fardeau, dès lors que les pensions des régimes de retraite de base sont indexées de droit sur l’inflation et ont même bénéficié d’une revalorisation anticipée l’été dernier.
A l’inverse, l’Insee estime que le salaire moyen par tête réel, c’est-à-dire corrigé de l’inflation, devrait avoir reculé de 1,9 % à l’issue de l’exercice 2022.
Déjà critiquable par temps calme, la préférence française pour les retraités devient carrément indéfendable dans le contexte inflationniste actuel.
En période de forte inflation, mettre à contribution les retraités serait très efficace pour dégager des économies
Si la mise à contribution de nos aînés constitue une solution juste, elle serait également très efficace pour les finances publiques.
Pour donner un ordre de grandeur, la revalorisation anticipée de 4 % des pensions de base pour 6 mois a coûté 5 milliards d’euros. On peut donc estimer que chaque point de hausse coûte environ 2,5 milliards d’euros en année pleine.
La désindexation des retraites, même partielle, est donc un levier puissant pour dégager des économies. A titre d’exemple, sous-indexer de 1 point les retraites par rapport à l’inflation en 2023 et en 2024 suffirait pour générer près 40 % des économies attendues en 2027 pour combler le déficit des retraites, estimé à 12 milliards d’euros.
Plutôt que de fonctionner par à-coups, une évolution plus structurelle pourrait consister à indexer les pensions sur l’inflation “sous-jacente”, qui exclut les prix de l’alimentaire et de l’énergie, ainsi que l’a récemment proposé l’économiste Charles Dennery. Economiquement, on peut démontrer que cela correspond grosso modo à l’effort qui est attendu des salariés et des entreprises dans un scénario où le choc sur les prix de l’énergie importée est absorbé sans déformation du partage de la valeur ajoutée.
Une alternative politiquement plus acceptable pourrait résider dans la mise en place d’une “clause de solidarité intergénérationnelle” pendant le choc inflationniste, proche de l’accord en place pour les retraites complémentaires de l’Agirc-Arrco. En cas d’évolution des prix supérieure à l’évolution des salaires, comme c’est le cas actuellement, les retraites seraient indexées sur le salaire moyen. Cela permettrait automatiquement de partager le fardeau avec les salariés.
La fragilité des retraités les plus modestes plaide pour cibler les mesures d’économies
Cet effort demandé aux retraités devrait toutefois s’accompagner de mesures de protection en faveur des plus fragiles, dans un contexte où le taux de pauvreté des retraités augmente depuis 2017. Rappelons ainsi que près d’un tiers des retraités ont une pension inférieure à 1 100 euros.
Trois grandes catégories de solutions sont envisageables pour protéger les plus modestes :
ne pas sous-indexer les pensions en-dessous d’un certain seuil (comme on l’a fait par exemple en 2020), même s’il existe en la matière une limite constitutionnelle à ne pas dépasser ;
jouer sur les prélèvements, par exemple en différenciant davantage les taux en fonction des revenus du foyer fiscal (comme on l’a fait pour la hausse de CSG sous le précédent quinquennat) ou en remettant en cause des “niches fiscales” qui ne bénéficient pas aux retraités modestes (ex : abattement de 10 % sur les pensions à l’impôt sur le revenu, qui coûte près de 4 milliards d’euros par an) ;
utiliser une partie des économies dégagées pour soutenir les faibles pensions (à titre d’exemple, la promesse d’une retraite minimale de 85 % du SMIC pour une carrière complète coûterait autour de 2 milliards d’euros si elle était étendue à tous les retraités).
En la matière, les pistes ne manquent pas… mais encore faudrait-il accepter d’y réfléchir !
Selon un article de Murphy, Schleifer, Vishny, L'extraction de rente politique détruit l'activité productive déclarée et pousse la société au revenu d'autarcie si elle est mieux rémunérée que l'activité productive (voir https://economiepublique.blogspot.com/2020/08/la-recherche-de-rente-si-couteuse-la.html). Le mode de financement des retraites en France en est un exemple. On a appris aux français à arrêter de travailler pour aller cultiver son jardin.