Russie : quelle efficacité pour les sanctions ?
Alors que le débat prend une tournure très idéologique, tentative de décryptage pour démêler le vrai du faux.
Les sanctions économiques et financières prises à l’encontre de la Russie font l’objet de débats virulents.
D’un côté, le camp pro-Poutine se félicite de la résilience de l’économie russe. En France, Marine Le Pen a même appelé à la levée des sanctions, considérant qu’elles pénalisent davantage les européens que les russes.
A l’inverse, certains politiques et universitaires mettent en avant la grande efficacité des sanctions occidentales. Récemment, la presse internationale a ainsi abondamment relayé une étude publiée par plusieurs universitaires de Yale décrivant une économie russe au bord de l’asphyxie.
Dans les deux cas, l’analyse prend une tournure très idéologique. L’étude de Yale a par exemple fait l’objet de vives critiques en raison de ses exagérations, approximations et erreurs méthodologiques.
Trancher ce débat est d’autant plus difficile que l’objectif des sanctions est lui-même incertain. Selon les auteurs, il me semble que l’on peut en distinguer au moins trois différents :
punir la Russie pour l’inciter à négocier et éviter la répétition de ce type d’agression ;
perturber l’économie russe pour freiner son effort de guerre ;
saper la légitimité du régime de Poutine auprès de la population.
Au regard de ces objectifs, quel bilan intermédiaire peut-on dresser des sanctions après six mois de mise en oeuvre ?
La Russie a évité un effondrement financier
A très court terme, le premier constat est que la Russie a évité le pire, c’est-à-dire une crise financière de grande ampleur, où les retraits massifs des déposants, la dépréciation de la monnaie et l’inflation galopante s’auto-entretiennent.
Un tel scénario n’était pas exclu du fait du gel des réserves de la banque centrale décidé par les occidentaux, qui a privé la Russie de sa première ligne de défense face aux sanctions. On se souvient d’ailleurs des images de russes faisant la queue pour retirer de l’argent aux guichets dans les premiers jour du conflit, alors que le rouble perdait près de la moitié de sa valeur.
Pour éviter la déroute financière, les autorités ont mis en oeuvre un ensemble de mesures visant à stabiliser l’économie russe.
Au plan interne, un soutien budgétaire et monétaire de grande ampleur a tout d’abord permis de rassurer les épargnants et de préserver les banques.
En parallèle, l’effondrement de la monnaie russe a été évité par la combinaison d’un encadrement drastique des sorties de capitaux, d’une hausse massive des taux d’intérêt (de 9,5 % à 20 %) et de l’obligation pour les exportateurs russes de convertir leurs devises - même si les restrictions des importations ont également joué.
En freinant la demande interne tout en contenant l’augmentation du prix des importations, ces mesures ont également permis de contenir l’inflation, qui commence à diminuer après avoir atteint près de 20 %.
Nous ne sommes donc clairement pas dans un scénario comparable à celui de la grande crise financière russe de 1998.
La situation apparaît d’ailleurs suffisamment sous contrôle pour que la banque centrale russe ait décidé de ramener son taux d’intérêt directeur à des niveaux comparables à ceux d’avant-crise.
L’économie russe traverse une forte récession
Si l’effondrement financier a été évité, cela ne signifie pas pour autant que les sanctions n’ont aucun effet significatif sur l’économie russe, comme le camp pro-Poutine le laisse entendre.
Certes, les exportations russes se portent bien, du fait de la large exemption dont bénéficie jusqu’à présent le secteur énergétique, combinée à la hausse des prix du pétrole et du gaz.
Ainsi, la production pétrolière russe n’a quasiment pas diminué et la modeste baisse des exportations vers les occidentaux a été redirigée principalement vers l’Inde.
Du fait du niveau élevé des prix, les revenus tirés des exportations restent élevés.
En revanche, les sanctions ont un impact très important sur les importations, qui demeurent en forte baisse tant en provenance des pays occidentaux que du reste du monde.
D’après une étude récemment publiée par la BCE, les sanctions occidentales ont provoqué une baisse particulièrement marquée des importations de véhicules, machines et appareils mécaniques, ce qui pourrait progressivement entraver la production d’équipements militaires.
Au plan interne, ces restrictions ont fortement perturbé certains secteurs très dépendants des importations - avec par exemple une baisse de la production de près de 90 % pour l’automobile. Ces secteurs ne représentent toutefois qu’une faible part de l’économie russe.
En parallèle, la montée de l’incertitude, la baisse des salaires réels, la hausse des taux d’intérêt et le resserrement du crédit ont pesé sur la demande interne.
Au total, le PIB russe apparaît d’ores et déjà en recul de 4 % sur un an à l’issue du deuxième trimestre 2022.
Sur l’ensemble de l’année 2022, la dernière enquête menée en juillet par la banque centrale russe auprès des instituts de conjoncture anticipe une baisse de 6 %, suivie d’un nouveau recul de 1,3 % en 2023. Le FMI table pour sa part sur une baisse de 6 % en 2022 et de 3,5 % en 2023.
Si elle se confirmait, il s’agirait d’une contraction de l’économie russe très supérieure à celle enregistrée en 2014 après l’annexion de la Crimée et plus durable qu’en 1998 et 2009.
Difficile, dans ces conditions, de considérer les sanctions comme inefficaces !
L’impact des sanctions est asymétrique et devrait le rester
Si les sanctions ont donc pesé sur la croissance russe, elles ont également contribué au ralentissement économique observé à l’échelle mondiale, du fait notamment des tensions sur les prix de l’énergie.
C’est tout à fait normal : il y a nécessairement un prix à payer pour que les sanctions soient efficaces. L’objectif est que ce coût reste asymétrique.
Dès lors, peut-on conclure comme le fait Marine Le Pen que les sanctions pèsent davantage sur l’économie européenne que sur Moscou ?
Clairement, ce n’est pas à ce jour l’avis des économistes.
Il suffit pour s’en convaincre de comparer les prévisions de croissance 2022-2023 du FMI d’octobre 2021 avec celles de juillet 2022, ce qui permet de donner un ordre de grandeur du coût du conflit pour chaque pays et région.
Le coût économique pour la Russie serait 5 à 6 fois supérieur à celui de la zone euro. Même avec les pays d’Europe de l’Est, plus fortement touchés, l’écart reste significatif.
Précisons qu’un arrêt total des livraisons de gaz russe, qui ne peut aujourd’hui être exclu, ne devrait pas bouleverser ce diagnostic - son coût pour l’économie européenne étant estimé entre 0,2 et 2,8 points de PIB selon les études.
Si le coût global pour l’économie européenne devrait donc rester très inférieur à celui infligé à la Russie, il n’en irait pas forcément de même pour chaque Etat. Certains pays d’Europe de l’Est très dépendants du gaz russe seraient ainsi durement touchés, justifiant une solidarité européenne accrue.
Jusqu’à présent, les sanctions n’ont pas entamé la popularité du régime
Terminons enfin par une analyse plus prospective sur la capacité des sanctions à saper la légitimité du régime de Poutine auprès de la population.
Le plus souvent, les commentateurs mettent en avant l’importance de la propagande du régime et la stature de Poutine pour expliquer sa popularité. Si ces facteurs y contribuent, les études empiriques suggèrent que c’est d’abord le redressement de l’économie russe qui explique la popularité de Poutine… et que cette dernière s’effrite quand l’économie va mal.
On pourrait donc espérer que les sanctions pèsent sur la légitimité du dirigeant russe. Ce n’est clairement pas le cas pour l’instant.
Pour le montrer, il est possible de s’appuyer sur un institut de sondage considéré comme indépendant du pouvoir (Levada), qui a pour particularité d’avoir été classé « agent de l’étranger » par le régime en 2016.
A ce stade, il apparaît que le conflit ukrainien et les sanctions occidentales s’accompagnent d’une forte hausse de la popularité de Poutine, ce qui avait déjà été observé en 2014 lors de l’annexion de la Crimée.
Ce phénomène de « rassemblement autour du drapeau » est d’autant plus fort que la population russe n’a pas encore beaucoup souffert des sanctions, du fait des nombreuses mesures de soutien décidées par le Gouvernement, tant pour les entreprises que les ménages (ex : augmentation de 10 % des pensions et du salaire minimum). Les autorités russes disposent de marges de manoeuvre importantes en la matière, puisque la dette publique russe est limitée à 17 % du PIB.
En mai, seulement 16 % des russes estimaient ainsi souffrir des sanctions, en recul de 13 points par rapport au début du conflit. Il est vrai que le chômage reste très bas, tandis que la baisse du revenu disponible réel des russes enregistrée au deuxième trimestre (0,8 %) apparaît bien plus faible que celle du PIB.
Reste que les autorités russes ne pourront pas éternellement “congeler” l’économie et prendre en charge la perte de revenu de la Russie.
Or, plusieurs études suggèrent que les sanctions pourraient avoir à long terme des conséquences importantes pour le développement et le niveau de vie du pays.
D’après une synthèse de la littérature réalisée par Agnès Bénassy-Quéré, un découplage commercial durable et de grande ampleur avec les pays occidentaux pourrait coûter une dizaine de points de PIB à la Russie.
Rappelons à ce titre qu’après la hausse spectaculaire de la popularité de Poutine en 2014 suite à l’annexion de la Crimée, une baisse de 30 points avait été observée entre 2015 et 2021, en raison notamment de la baisse du pouvoir d’achat des russes et d’une très impopulaire réforme des retraites.
Le rebond immédiat de la popularité de Poutine pourrait donc être de courte durée.
Pour conclure
Au terme de cette analyse, il apparaît clairement que les sanctions ne sont pas indolores pour l’économie russe, même si cette dernière est loin d’être au bord de l’effondrement.
Renforcer leur efficacité supposerait pour les occidentaux de s’attaquer plus sévèrement au secteur énergétique, ce qui présenterait toutefois l’inconvénient de réduire leur caractère asymétrique et de peser plus fortement sur les populations occidentales. L’ambiguïté des européens reste forte en la matière, comme en témoigne une récente décision visant à faciliter l’assurance et le transport du pétrole russe vers des pays tiers.
Si les sanctions restaient en l’état, leur impact résulterait d’abord des restrictions sévères aux importations, qui paraissent de nature à grever durablement le potentiel de croissance de l’économie russe. L’ampleur du décrochage dépendrait principalement de la capacité de l’économie russe à substituer aux importations occidentales des produits nationaux ou en provenance de pays coopératifs.