Pourquoi la France s'appauvrit-elle relativement aux États-Unis et à l'Allemagne ?
Voyage au coeur d'un débat qui ne manquera pas d'animer la prochaine présidentielle
Il y a quelques jours, le journal L’Opinion titrait que Bruno Le Maire aurait décidé de partir « en lutte contre l'appauvrissement du pays ».
Rassurez-vous, il s’agit uniquement d’un appauvrissement relatif : la richesse produite par habitant en France continue d’augmenter mais moins vite que chez certains de nos voisins - en l’espèce, le ministre semblait avoir en tête l’Allemagne et les États-Unis.
Reste que la dynamique interpelle - et pourrait donner lieu à des divergences de pouvoir d’achat très significatives à long terme si elle se poursuivait.
Doucement mais sûrement, la France perd du terrain
Par rapport aux États-Unis, le début du décrochage remonte, d’après les données de l’OCDE, à… 1982 !
Alors que notre richesse par habitant atteignait 88 % du niveau américain en 1982, elle ne s’élève plus qu’à 71 % en 2019, soit un décrochage de 17 points. Mesuré à parité de pouvoir d’achat, cela représente 43 063 $ en France, contre 60 800 $ aux États-Unis.
Si l’on se compare maintenant à l’Allemagne, le décrochage est plus récent : on peut dater son point de départ à 2005. En 2019, Français étaient ainsi près de 15 % moins riches que les Allemands, contre 5 % seulement en 2005.
La crise pourrait aggraver cette tendance, puisque la chute du PIB en 2020 a été bien plus forte en France (- 8,2 %) qu’aux États-Unis (- 3,5 %) et en Allemagne (- 4,9 %).
Face à un tel constat, encore faut-il faire le bon diagnostic.
Par exemple, dans un article sobrement intitulé “Peut-on (encore) éviter le déclin ?” publié il y a quelques jours dans Le Point, Nicolas Baverez dresse le portrait d’une France “ravalée au rang de pays du sud de l’Europe, caractérisé par une sous-productivité structurelle”.
Pourtant, il suffit de comparer la productivité horaire française avec celle de ses voisins pour constater que la France reste sur ce plan très proche des États-Unis et loin devant un pays comme l’Italie. La productivité horaire y est même légèrement supérieure à celle de l’Allemagne. Bref, ce n’est vraisemblablement pas le coeur de l’explication.
Aux sources du décrochage
Pour essayer de comprendre ce qui se passe, il me semble utile de décomposer l’évolution du PIB par habitant comme la somme de quatre facteurs :
l’effet démographique, qui mesure l’évolution du rapport entre la population en âge de travailler et la population totale : toutes choses égales par ailleurs, un vieillissement de la population pèse sur le PIB par habitant car il y a moins de main d’oeuvre disponible ;
l’effet de l’emploi, qui mesure l’évolution du rapport entre les actifs employés et la population en âge de travailler : toutes choses égales par ailleurs, une hausse du taux de participation au marché du travail ou une baisse du chômage augmente le PIB par habitant ;
l’effet de la durée du travail, qui mesure l’évolution du nombre d’heures travaillées par actif employé : toutes choses égales par ailleurs, augmenter la durée du travail par actif employé augmente le PIB par habitant ;
l’effet de la productivité, qui mesure l’évolution du PIB par heure travaillée : toutes choses égales par ailleurs, une hausse de la richesse produite à mobilisation égale du facteur travail augmente le PIB par habitant.
Par rapport aux États-Unis, nous avons collectivement choisi de privilégier un rapport plus équilibré au travail
À partir de cette décomposition, il est possible d’analyser les causes du décochage par rapport aux États-Unis observé depuis 1982.
Comme vous le voyez, l’écart de croissance du PIB par habitant de 0,6 point trouve pour moitié son origine dans la baisse de la durée du travail observée en France. Le reste se répartit à parts égales entre la démographie (- 0,1), la productivité (- 0,1) et l’emploi (- 0,1).
Il s’agit moins là d’une spécificité française que d’une particularité américaine : les États-Unis sont un des rares pays où la durée du travail n’a pas significativement diminué depuis les années 70.
Bref, le décrochage du PIB par habitant par rapport aux États-Unis tient d’abord à un choix collectif, et non à un dysfonctionnement économique : nous avons choisi d’être plus pauvres pour profiter davantage du temps en dehors du travail. En moyenne, un salarié américain travaille ainsi 1 742 heures dans l’année, contre 1 511 heures pour un salarié français - soit un différentiel de temps de travail de 13 %.
Face à ce constat, certains proposent sans surprise de faire évoluer l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle. Par exemple, l’Institut Montaigne a formulé diverses propositions pour augmenter le temps de travail au printemps dernier, en observant notamment que :
Supprimer l’Ascension et travailler une semaine supplémentaire dans l’année (soit 35 heures de plus en moyenne, ou 5 jours de RTT en moins) permettrait une hausse d’environ 0,5 point de PIB, soit de l’ordre de 12 milliards d’euros de richesse supplémentaire par an.
Le débat n’est pas inintéressant, car telle évolution permettrait par exemple de financer l’ouverture du RSA aux jeunes de 18 à 25 ans sans aucune difficulté, du fait des recettes publiques supplémentaires générées par la hausse de l’activité.
Venons-en maintenant à la comparaison avec l’Allemagne.
Le décrochage par rapport à l’Allemagne s’explique par le chômage et le taux de participation au marché du travail
En la matière, le décrochage observé depuis 2005 ne tient ni à la croissance de la productivité, très comparable, ni à la durée du travail, qui reste supérieure en France, mais plutôt au fonctionnement du marché du travail.
Ainsi, la quasi-totalité du différentiel de croissance du PIB par habitant s’explique par la forte hausse du rapport entre les actifs employés et la population en âge de travailler, passé en Allemagne de 72 % à 83 % sur la période, alors qu’il augmentait de 64 % à 67 % seulement en France. Cela a permis d’apporter un soutien à la croissance allemande de 1,1 points de pourcentage, contre 0,4 point de pourcentage seulement en France.
Dans le détail, cette performance tient à la fois à la hausse du taux d’activité et à la forte baisse du chômage, qui concernent principalement les jeunes et les séniors.
Dans ce contexte, on comprend l’insistance de Bruno Le Maire concernant la réforme des retraites, qui permettrait à la fois de stimuler le PIB et de réduire le déficit public.
Ainsi, Bercy estime que repousser l’âge de départ à la retraite de deux ans se traduit à long terme par une hausse du PIB de 1,4 % (soit une trentaine de milliards d’euros), du fait de la hausse du nombre d’actifs employés, ce qui améliore le déficit public de 0,8 % du PIB.
Reste qu’à la lumière de cette décomposition, on aurait pu penser avant la crise que le différentiel de croissance avec l’Allemagne allait s’atténuer, puisqu’il paraît difficile d’envisager que le taux de chômage et le taux de participation de l’Allemagne s’améliorent encore significativement.
Mais là encore, la crise risque de rebattre les cartes.
Des débats au coeur de la future présidentielle
On le voit bien, dans un contexte marqué par une chute inédite du PIB en 2020, la prochaine présidentielle devrait donc être l’occasion du retour des débats classiques sur l’opportunité d’augmenter le temps de travail, d’améliorer le fonctionnement du marché du travail et de réformer les retraites.
Reste qu’il existe également d’autres voies pour stimuler durablement le PIB à long terme, au premier rang desquelles figure précisément la fameuse productivité, qui est en berne dans l’ensemble des pays développés - États-Unis compris.
Espérons donc que le débat ne se réduise donc pas à ces “leviers” traditionnels - d’autant qu’une période de crise ne constitue pas vraiment le moment idéal pour accroître la durée du travail et le nombre d’actifs.
La richesse produite ne fait pas tout
Pour finir, il me paraît important de rappeler que la richesse produite est loin d’être un critère suffisant pour apprécier l’évolution des conditions de vie de la population.
Il faut notamment être attentif à l’évolution de sa répartition.
Je ne veux pas approfondir dès aujourd’hui cette question difficile, qui fera l’objet d’un prochain post. Mais pour vous donner un avant goût, je souhaiterais terminer en vous montrant un graphique qui m’a beaucoup marqué. Il représente l’évolution du revenu moyen des 50 % les plus modestes en France et aux États-Unis d’après les travaux de Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman.
Comme vous le voyez, alors qu’au global les Français sont 30 % moins riches que leurs voisins américains, ce graphique suggère qu’il vaut désormais mieux faire partie des 50 % du bas de la distribution en France, compte tenu de la hausse vertigineuse des inégalités aux États-Unis. Et précisons qu’il s’agit là des revenus avant taxation et redistribution !
Affaire à suivre, donc…
En 92, tous parlaient de convergence Européenne. Certains comme Mélenchon et Delors pour l'Europe sociale. D'autres J-C Trichet et l'italien Guido Carli pour une contrainte externe qui allait imposer des réformes structurelles impopulaires, mais nécessaires a la France et l'Italie pour les mettre au niveau de la France.
Après que l'Euro ait été mis en place, l'Allemagne a fait des réformes structurelles notamment Hartz 4, alors que les réformes des 35 heures de la fille de Delors allaient dans le sens exactement opposé. Certains (Trichet, Carli, Werner-Sinn) prônent plus d'austérité et d'autres plus de clémence (Blythe, Varoufakis).
La divergence est néanmoins continue, et la différence de capital social domine sur les choix économiques politisés (retraite, aides sociales). https://economiepublique.blogspot.com/2020/08/la-recherche-de-rente-si-couteuse-la.html
Très juste ! Notre productivité par heure ne va pas si mal même si elle croit moins vite qu’en 1960 lorsqu’elle était plus faible er qu’on était en phase de rattrapage des USA. Ceci dit on “triche” un peu en excluant du marché du travail des personnes à moindre qualifications dont la productivité serait inférieure au SMIC super brut réel. Pour la présidentielle cela fait beaucoup de sujets : comment inverser la tendance à la dépendance, faire reculer le chômage des moins qualifiés ... et faire saisir aux Français que leur pays est l’un des plus prospères et les plus égalitaires au monde a fortiori après transferts monétaires et en nature (consommation de biens publics individuels et collectifs, très égalitaire). Leur faire saisir aussi que 600 heures travaillées par habitant et pa an c’est peu en regard du reste du monde : les baisses passées ne préjugent pas de l’avenir.